Chirurgie cardiaque · Vol. 23 Mars 2019

Malperfusion compliquant une dissection aortique aiguë de type A : quelle est la prise en charge optimale ?

mars 19, 2019
Auteur correspondant : Thibaut Schoell

Thibaut Schoell1,4*, Marina Clément1, Frédérique Jault1, Mojgan Laali1, Eleodoro Barreda1, Akhtar Rama1, Guillaume Hekimian2, Adrien Bougle3,4, Pascal Leprince1,4, Guillaume Lebreton1,4

 

1. Service de chirurgie cardiovasculaire et thoracique de la Pitié Salpêtrière, Paris, France.

2. Service de réanimation médicale de la Pitié Salpêtrière, Paris, France.

3. Département d’anesthésie réanimation de la Pitié Salpêtrière, Paris, France.

4. Faculté de médecine de Sorbonne université, Paris, France.

* Correspondance : tiboschoell@hotmail.com

 

 


DOI : 10.24399/JCTCV23-1-SCH

Citation : Schoell T, Clément M, Jault F, Laali M, Barreda E, Rama A, Hekimian G, Bougle A, Leprince P, Lebreton G. Malperfusion compliquant une dissection aortique aiguë de type A : quelle est la prise en charge optimale ?. Journal de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire 2019;23(1). doi: 10.24399/JCTCV23-1-SCH


 

Résumé

Objet : la dissection aortique de type A (DAAA) peut se compliquer de malperfusion d’organe. La malperfusion peut être myocardique, cérébrale, digestive, médullaire, rénale ou des membres et peut concerner plusieurs organes à la fois. L’objectif de cette étude était de rapporter les résultats pour ces malades dans notre centre.

Matériel et méthodes : nous avons suivi une cohorte de patients ayant bénéficié d’une prise en charge chirurgicale d’une DAAA entre janvier 2011 et décembre 2015. Nous avons analysé les résultats de morbimortalité postopératoire.

Résultats : pendant les 5 ans de l’étude, 159 patients ont été opérés d’une réparation de l’aorte. La malperfusion concernait 28 patients (18%), 16 malperfusions cérébrales, 8 ischémies de membre, 2 médullaires, 1 myocardique et 1 mésentérique. La mortalité postopératoire était de 57% (16 patients sur 28) chez les patients souffrant d’une malperfusion contre 21% (28 patients sur 131) chez les patients sans malperfusion (p=0,003).

Conclusion : la malperfusion d’organe compliquant une DAAA aggrave donc le pronostic de ces patients. La prise en charge de ces patients doit faire appel à des équipes multidisciplinaires pour optimiser le traitement.

 

Abstract

Malperfusion complicating acute type A aortic dissection: What is the optimal management?

Background: Type A aortic dissection can lead to organ malperfusion. This malperfusion can affect the myocardium, the brain, the bowels, the spinal cord, the kidneys or the limbs, with one or several of them being affected at the same time. Our study aimed to report the results of those patients in our center.

Methods: We followed a cohort of patients who were surgically treated for Type A aortic dissection between January 2011 and December 2015. We analyzed the results of postoperative morbi-mortality.

Results: During the 5 year study, 159 patients underwent surgical aortic repair. Malperfusion was reported in 28 patients (18%): 16 cerebral malperfusions, 8 limb ischemia, 2 spinal cord malperfusions, 1 myocardium ischemia, and 1 mesenteric ischemia. Postoperative mortality was 57% (16 patients out of 28) among patients suffering from malperfusion versus 21% (28 patients out of 131) among patients without malperfusion (p=0.003).

Conclusions: The prognosis of patients suffering from Type A aortic dissection is negatively affected by the existence of organ malperfusion. The treatment of those complicated patients requires multidisciplinary consultation to improve outcomes.


 

1. Introduction

La survie des patients présentant une dissection aiguë de l’aorte ascendante (DAAA) dépend, outre les comorbidités du patient, des complications présentes à son admission. La complication la plus redoutée après la rupture aortique est la malperfusion d’organe. En effet, tous les organes (notamment ceux avec une vascularisation terminale) peuvent subir une malperfusion pouvant aller jusqu’à l‘ischémie. Il existe deux mécanismes : soit l’artère est obstruée par le faux chenal (obstruction statique), soit le vrai chenal est comprimé par le faux chenal (obstruction dynamique). Ces deux mécanismes peuvent s’ajouter. La malperfusion concerne le cœur, le cerveau, le tube digestif, la moelle épinière, les reins, les membres inférieurs respectivement dans 10%, 10%, 6%, 2%, 9% et 13 % des cas de DAAA dans le registre allemand [1].

Dans ce même registre, la mortalité à 30 jours dépend entre autres du nombre d’organes malperfusés allant de 12,6% lorsqu’il n’y a pas de malperfusion, jusqu’à 43,4% lorsque trois organes sont concernés [1].

La malperfusion peut cependant être sous-diagnostiquée : les scanners sont parfois incomplets, uniquement thoraciques lorsqu’ils sont réalisés à la recherche d’une embolie pulmonaire, le patient peut être non interrogeable et la biologie (bilan hépatique, lactates, créatininémie…) est souvent non disponible à la prise en charge.

La prise en charge classique des DAAA est centrée sur l’aorte ascendante avec traitement de la porte d’entrée, remplacement de l’aorte ascendante, éventuellement d’une partie ou de l’intégralité de la crosse dans le but d’éviter la rupture et de réséquer la porte d’entrée. Lorsqu’il existe une malperfusion d’organe, cette prise en charge peut être mise en défaut par la persistance des portes de réentrée (dans l’aorte descendante ou abdominale) qui alimentent le faux chenal. Le mécanisme de l’ischémie d’organe peut alors persister. C’est pourquoi certaines équipes ont adopté des stratégies différentes en commençant par la reperfusion des organes malperfusés.

Nous décrivons ici la morbimortalité des patients pris en charge dans notre service d’une DAAA associée à une malperfusion et essayons de trouver, dans la littérature, une prise en charge plus adaptée à ces patients compliqués.

 

2. Matériels et méthodes

 

2.1. Patients

Nous avons étudié tous les patients pris en charge chirurgicalement dans le cadre d’une DAAA dans notre service (chirurgie cardiovasculaire et thoracique hôpital Pitié Salpêtrière) entre janvier 2011 et décembre 2015. Parmi ces patients, notre attention s’est portée particulièrement sur ceux présentant une malperfusion d’organe.

Les données cliniques préopératoires, peropératoires et postopératoires immédiates ont été colligées de manière rétrospective. Les données de suivi à long terme ont été obtenues par appel téléphonique des patients. Un questionnaire standardisé leur était proposé. Lorsque les patients n’étaient pas joignables, les personnes de confiance désignées au moment de l’intervention étaient appelées, les médecins traitants des patients (médecins généralistes ou cardiologues) étaient également sollicités en cas de besoin. Pour chaque événement d’intérêt, le compte rendu d’hospitalisation correspondant était récupéré.

 

2.2. Techniques opératoires

L’intervention était menée en urgence par sternotomie médiane. La technique  opératoire classiquement utilisée dans le service était la suivante :

  • Canulation de l’artère axillaire pour assurer  une perfusion antérograde.
  • Cardioplégie antérograde dans les ostia coronaires (cardioplégie froide, tiède ou cristalloïde suivant les cas et les préférences des chirurgiens).
  • Remplacement de l’aorte ascendante régulièrement étendue à tout ou partie de la crosse aortique.
  • Anastomose distale réalisée en arrêt circulatoire partiel avec perfusion cérébrale sélective et hypothermie modérée (28 °C).
  • Remplacement de la racine aortique si celle-ci était dilatée.
  • En cas d’insuffisance aortique, respecter les insuffisances fonctionnelles (si besoin resuspension commissurale) et remplacement de la valve en cas de valvulopathie organique. Dans tous les cas, contrôle en post-CEC de l’étanchéité de la valve en ETO.

La revascularisation d’un organe malperfusé était réalisée après la réparation aortique si l’ischémie perdurait.

 

2.3. Critères de jugement étudiés

La morbimortalité postopératoire et à 5 ans était étudiée.

En préopératoire, les malperfusions étaient définies comme suit :

  • L’ischémie coronaire : définie par des anomalies à l’électrocardiogramme (segment ST ou apparition d’une onde Q), une élévation des enzymes ou un trouble de la cinétique à l’échocardiographie. Elle survient dans 10 à 15% des cas selon les séries. La présence d’une anomalie ECG entraîne un retard de diagnostic de la DAA (de 4 à 24h dans l’IRAD).
  • Les complications neurologiques : l’accident vasculaire cérébral (AVC) défini par un déficit systématisé ou le coma. Elles sont dues à une obstruction des troncs supra-aortiques mais peuvent survenir sur un bas débit (choc cardiogénique ou tamponnade). Ces complications font souvent reporter l’intervention. Notre politique est d’opérer ces patients sans délai.
  • La malperfusion rénale : la fonction rénale peut être assurée par un rein, le diagnostic est donc radiologique avec un retard de perfusion d’un ou des reins.
  • L’ischémie digestive est définie par une douleur abdominale, des diarrhées, des saignements digestifs associés à une imagerie compatible (obstruction de l’artère mésentérique supérieure ou du tronc cœliaque). Elle est souvent associée avec une autre malperfusion d’organe.
  • L’ischémie médullaire est définie par une paraplégie ou une paraparésie non expliquée par une ischémie des membres.
  • L’ischémie de membre est définie par une abolition du pouls associée à des douleurs du membre, à une pâleur, éventuellement à un déficit sensitivomoteur et à une obstruction iliofémorale à l’imagerie.

En postopératoire :

  • La mortalité postopératoire était définie comme tout décès survenant dans les 30 jours postopératoires, ou avant la fin de l’hospitalisation.
  • La morbidité précoce incluait toute complication se produisant pendant l’hospitalisation.

 

2.4. Analyse des données

Les données ont été collectées rétrospectivement dans la base de données du service, déclarée à la CNIL.

Les comparaisons de moyennes ont été faites grâce au test T de Student, et les comparaisons de pourcentages par le test du Chi2. Dans les deux cas, le risque de première espèce était fixé à 0,05. Le logiciel R de l’association R Foundation for Statistical Computing a été utilisé pour réaliser l’analyse statistique.

 

3. Résultats

 

3.1. Patients

Durant les cinq ans de l’étude, 159 patients présentant une DAAA ont été opérés dans notre centre. Les données démographiques sont présentées dans le tableau 1. Parmi ces patients, 28 présentaient une malperfusion (17,6%), il n’existe pas de différence significative dans les différentes comorbités pour ces patients et ceux ne présentant pas de malperfusion. Lors de leur prise en charge, les patients ayant une malperfusion présentaient davantage de choc et étaient davantage intubés que les patients sans malperfusion. La répartition des organes ischémiques est présentée dans le tableau 2. Un patient était dans le coma (malperfusion cérébrale). Notons que le patient avec malperfusion digestive avait une malperfusion de membre associé.

 

Tableau 1. Caractéristiques des 159 patients présentant une dissection aortique avec ou sans malperfusion.

Sans malperfusion

n=131

Avec malperfusion

n=28

p
Âge* 64,3+/-13,2 66,7+/-14,7 0,44
Homme 83 (63%) 18 (64%) 1
HTA 94 (70%) 16 (60%) 0,2
BMI* 25,6+/-4,3 25,5+/-3,4 0,92
Obèse 14 (11%) 3 (11%) 1
Insuffisance rénale 13 (10%) 5 (20%) 0,38
Diabète 7 (5%) 2 (7%) 1
ATCD d’AVC 6 (5%) 2 (7%) 0,41
Coronaropathie 7 (5%) 2 (7%) 1
Redux 13 (10%) 2 (7%) 0,92
Intubation à l’admission 3 (2%) 6 (21%) 0,0004
Tamponnade 7 (5%) 4 (14%) 0,2
Choc 0 8 (29%) 0,002

* : moyenne +/- écart type.

 

Tableau 2. Organes malperfusés pour 28 dissections aortiques.

Malperfusion n %
Cérébrale 16 57,1
Membres inférieurs 8 28,6
Médullaire 2 7,1
Mésentérique 1 3,6
Myocardique 1 3,6

 

 

3.2. Données opératoires

La chirurgie était réalisée en CEC avec une canulation permettant un flux antérograde lorsque c’était possible. Les segments aortiques remplacés ainsi que les pontages réalisés sont détaillés dans le tableau 3. Il n’y avait pas de différences significatives concernant ces items, à l’exception de la revascularisation des membres inférieurs qui apparaissait uniquement pour 3 patients avec malperfusion de membres inférieurs.

Tableau 3. Caractéristiques opératoires pour 159 dissections aortiques de type A.

Sans malperfusion

n=131

Avec malperfusion

n=28

p
Racine aortique 29 (22%) 7 (25%) 0,93
Hémicrosse 84 (64%) 19 (68%) 0,87
Crosse aortique 19 (15%) 4 (14%) 1
Pontage coronarien 10 (8%) 1 (3%) 0,94
Reperfusion des membres inférieurs 0 3 (11%) 0,003
réimplantation des TSA 18 (14%) 3 (11%) 1
Perfusion antérograde 93 (71%) 20 (71%) 0,32
Arrêt circulatoire partiel 104 (81%) 22 (79%) 0,78

 

Les patients ayant nécessité une reperfusion des membres inférieurs ont bénéficié d’une thrombectomie iliaque, d’un pontage fémorofémoral croisé et d’un pontage axillobifémoral. Concernant la chirurgie des troncs supra-aortiques (TSA), il ne s’agissait que d’une réimplantation du TABC pour 8 patients sans malperfusion et pour un patient avec malperfusion.

Les pontages coronariens étaient réalisés dans 10 cas sur la coronaire droite (ostium disséqué sans ischémie) et pour un cas sur le réseau gauche.

 

3.3. Résultats postopératoires

 

3.3.1. Mortalité postopératoire immédiate

La mortalité postopératoire était de 57% (16 patients sur 28) chez les patients souffrant d’une malperfusion contre 21% (28 patients sur 131) chez les patients sans malperfusion (p=0,003). Les causes de décès sont présentées dans le tableau 4a.

 

Tableau 4a. Causes de mortalité dans les suites d’une dissection aortique de type A selon qu’il y ait ou non une malperfusion d’organe.

Sans malperfusion

n=131

Avec malperfusion

n=28

Mortalité 28 (21%) 16 (57%)
MOF 12 (43%) 13 (81%)
Choc hémorragique 7 (25%) 2 (13%)
AVC 4 (14%) 1 (6%)
Cardiologique 5 (18%) 0

 

À noter que chez 8 patients le recours à l’Extracorporeal Life Support (ECLS) a été nécessaire pour sortir de la circulation extracorporelle (4 dans chaque groupe), tous ces patients sont morts dans un délai médian de 4 jours (0 à 32 jours).

 

3.3.2. Morbidité postopératoire immédiate

Parmi les patients survivants, 6 patients (50%) avec malperfusion ont présenté au moins une complication et 50 (49%) pour ceux sans malperfusion. Les complications sont présentées dans le tableau 4b.

 

Tableau 4b. Complications dans les suites d’une dissection aortique de type A selon qu’il y ait ou non une malperfusion.

Complication Sans malperfusion

n=103

Avec malperfusion n=12
Morbidité 50 (49%) 6 (50%)
AVC 12 (12%) 2 (17%)
Dialyse 8 (8%) 2 (17%)
Choc cardiogénique 11 (11%) 2 (17%)
Choc hémorragique 7 (7%) 3 (25%)
Pneumopathie 41 (40%) 4 (33%)
Drainage péricardique 6 (6%) 1 (8%)
Médiastinite 1 (1%) 0

 

4. Discussion

Une mortalité de 57% a été retrouvée pour cette série de patients présentant une DAAA compliquée de malperfusion contre 21% pour les patients sans malperfusion. La défaillance multiviscérale est la cause principale. Cette défaillance peut être due à une persistance de la malperfusion d’organe malgré la réparation de l’aorte. Certains auteurs décrivent aussi un syndrome d’ischémie-reperfusion engendrant un syndrome de réponse inflammatoire systémique délétère qui fait retarder la réparation de l’aorte par certaines équipes.

Depuis 1994, l’équipe du Michigan propose une reperfusion première par fenestration du flap intimal. La réparation aortique est faite dans un second temps lorsque les défaillances d’organe ont récupéré [2]. De 1992 à 1994, Deeb rapporte une mortalité de 89 % (8/9) des patients opérés en urgence avec une malperfusion motivant leur changement de pratique [2].

Lors de leur première publication, 20 patients avaient été pris en charge avec une malperfusion. La fenestration première avait permis d’opérer, après récupération des défaillances d’organe, 17 patients. Un patient est mort d’une rupture aortique, un autre de défaillance multiviscérale et le troisième a été limité en l’absence de récupération de conscience suite à un coma. L’intervention sur l’aorte a eu lieu dans un délai médian de 21 jours (de 2 à 67 jours) avec au final 75% de survie dans cette population très grave.

Lors d’une deuxième publication concernant les 173 patients pris en charge entre 1997 et 2007 [14], 70 présentaient une malperfusion (7 AVC, 40 ischémies mésentériques, 30 infarctus rénaux, 23 ischémies de jambe). Vingt-trois patients sont morts avant la réparation de l’aorte (12 de collapsus sur probable rupture de l’aorte, 5 en défaillance multiviscérale sur la malperfusion et 6 sur l’aggravation de l’AVC). Le délai médian de prise en charge de l’aorte était de 4 jours. Quatre des 47 patients opérés sont morts (8,5%), soit au total 38,7% de mortalité pour les patients avec une malperfusion d’organe.

La chirurgie différée (avec une médiane de 4 jours) comme le propose l’équipe du Michigan [2] permet donc de revasculariser les patients précocement en permettant d’améliorer les dysfonctions d’organe et de sélectionner pour la chirurgie les patients qui ont le meilleur pronostic. Il reste le risque de rupture aortique avec 17% de rupture en attendant la chirurgie dans leur deuxième série.

L’équipe de Yokohama a une stratégie encore plus agressive [3]. Lorsqu’une malperfusion est présente dans une DAAA, la revascularisation est réalisée en premier. Cette revascularisation est réalisée par shunt externe à partir de l’artère fémorale vers l’artère mésentérique supérieure, ou de l’artère brachiale vers les fémorales en fonction de la localisation de l’ischémie ; la revascularisation coronaire est réalisée par dilatation et stenting sans anti-agrégation, et les artères à destinée cérébrale sont fenêtrées. L’aorte est prise en charge immédiatement après, dans le même temps opératoire. Les patients âgés, avec des comorbidités, ou ceux qui avaient des défaillances d’organes irréversibles ne sont pas opérés, éliminant 19% des patients avec une mortalité de 39% pour ces patients non opérés. Dans leur série rétrospective publiée en 2018, parmi 438 patients pris en charge pour dissection, 108 (24%) présentaient une malperfusion. La prise en charge globale a été laissée à l’appréciation du chirurgien. Une revascularisation première a été réalisée dans 33 cas, suivie de 28 réparations immédiates de l’aorte, avec une mortalité de 15,2%. Les causes de non-opération étaient des dysfonctions neurologiques ou des infarctus du myocarde, entraînant 4 décès sur 5 patients. La mortalité des patients ayant pu bénéficier à la fois d’une revascularisation et d’une réparation aortique est de seulement 3,6%. Pour les 75 autres patients malperfusés qui n’ont pas été revascularisés, 65 ont eu une réparation de l’aorte avec une mortalité pour ces derniers de 19%. Les patients sans malperfusion opérés avaient quant à eux une mortalité de 3,4%.

Au prix d’une sélection importante, cette revascularisation première permet aussi de faire une sélection entre ceux qui vont bénéficier de la reperfusion et ceux dont les défaillances d’organe sont irréversibles. La prise en charge immédiate de l’aorte après la revascularisation permet d’éviter les ruptures de l’aorte qui ternissaient les résultats de l’équipe du Michigan.

Deeb en 1997 [2] émettait déjà l’hypothèse que le syndrome de reperfusion et le syndrome inflammatoire associé entraînaient une mortalité importante, ce qui justifiait d’attendre la récupération d’organe pour effectuer la réparation centrale. Les bons résultats de l’équipe de Yokohama, qui effectue la réparation sans délais après la revascularisation, vont à l’encontre de cette théorie [3].

De son côté l’équipe de Stanford [4], sur une série de 305 patients présentant une DAAA s’étendant jusqu’à l’aorte descendante, ne retrouve pas de différences en terme de mortalité entre les patients avec ou sans malperfusion (19/223, 8,5% contre 11/82, 13,4% respectivement p=0,2). Leur approche chirurgicale est standard avec une chirurgie de l’aorte première. Peu de patients malperfusés ont besoin d’une procédure de revascularisation complémentaire [4].

Plusieurs auteurs ont proposé de couvrir l’aorte descendante proximale en association au traitement classique de l’aorte ascendante et de la crosse. Dans les DAAA s’étendant à l’aorte descendante, l’équipe de Houston [5] déploie une endoprothèse courte (10-15 cm) en arrêt circulatoire de manière antérograde dans le vrai chenal. Cette technique leur permet d’améliorer le taux de reperfusion postopératoire pour les patients souffrant d’une malperfusion, sans augmenter ni la durée de l’arrêt circulatoire, ni le taux d’insuffisance rénal, ni le taux de paraplégie/paraparésie [5].

Dans le registre international, la malperfusion digestive était associée à une surmortalité (63,2% vs 23,8% ; p<0,001). Les patients présentant une DAAA avec ischémie mésentérique bénéficiaient d’un traitement médical plus fréquemment que les autres (30,9% vs 11,6% ; p<,001). La prise en charge chirurgicale de ces patients est un facteur protecteur (OR 0,1 ; 95% CI, 0,028-0,539 ; p<0,005). Il existe cependant probablement un biais de sélection des patients jugés éligibles à la chirurgie [6].

La dissection aortique compliquée d’une malperfusion étant rare, il n’existe pas de grosse cohorte et encore moins d’études randomisées permettant de tirer des conclusions sur la prise en charge à adopter. Cependant, il existe dans certains pays comme en Allemagne des registres permettant, outre d’avoir des données prospectives fiables, de colliger l’ensemble des patients d’une population et de rechercher des facteurs de risque sur une grosse cohorte. Il est impératif de développer des registres nationaux pour permettre de progresser sur la prise en charge d’une maladie où chaque centre ne traite que quelques cas par an. Peut-être faudrait-il ajouter une page dédiée dans la base de données française Epicardweb, ce qui permettrait de recueillir tous les items utiles à la description de cette pathologie.

 

4.1. Malperfusion cérébrale

Sur les 16 patients avec une malperfusion cérébrale de notre série, 8 sont décédés en postopératoire (mortalité de 50%). Dans la majorité des cas, la défaillance multiviscérale en était la cause, une seule transformation hémorragique a été notée. Les 8 survivants ont eu une récupération neurologique sans séquelle, 3 patients ont bénéficié d’une chirurgie aortique complémentaire (2 chirurgies de la crosse pour dilatation et une chirurgie d’une dilatation anévrismale de l’aorte thoracoabdominale).

La présence d’un accident vasculaire cérébral ou d’un coma est souvent considérée comme une contre-indication à la chirurgie dans la DAAA.

Plusieurs équipes rapportent pourtant de bons résultats. L’équipe de Leipzig [7] procède à une revascularisation sélective par pontage extra-anatomique de la carotide incriminée. Dans leur série, 6,5% des patients avec une DAAA se présentaient avec une malperfusion cérébrale (23/354), la mortalité postopératoire pour ce groupe de patients était de 13%, et 30% à 3 ans sans différence de mortalité avec les patients souffrant d’une DAAA sans malperfusion cérébrale. Seulement 3 patients ont présenté une transformation hémorragique lors de l’intervention, dont 2 n’ont pas récupéré.

Morimoto [8] a retrouvé, pour ces patients, un déficit neurologique limité (National Institutes of Health Stroke Scale <10) et un délai entre les symptômes et la chirurgie de moins de 9,1 h comme facteur de bon pronostic.

Concernant les patients avec une DAAA dans le coma, une cohorte japonaise retrouve de bons résultats dans les suites de la chirurgie immédiate. En effet sur 30 patients pris en charge dans le coma, 24 ont été opérés immédiatement, avec une survie de 87%, une récupération neurologique dans 79% des cas et sans transformation hémorragique [9].

Les mêmes résultats sont décrits dans le registre international. La prise en charge chirurgicale donnait de meilleurs résultats que le traitement médical en terme de mortalité (87,2% pour les patients traités médicalement contre 33,3% pour les patient opérés) et de récupération neurologique [10].

Les complications neurologiques présentaient une contre-indication au traitement chirurgical des DAAA à cause du risque de transformation hémorragique. Les études récentes favorisent plutôt une prise en charge chirurgicale précoce pour espérer une récupération neurologique avec des résultats plus favorables que ceux du traitement médical. Certains proposent une perfusion carotidienne précoce avant même l’arrivée du patient au bloc opératoire [11]. Okita et al., dans une petite série de trois patients comateux avec une hémiplégie, décrivent un shunt externe fémorocarotidien, cette technique a permis une bonne récupération neurologique pour ces trois malades.

 

4.2. Malperfusion iliofémorale

Huit patients avaient une ischémie de membre isolée à l’admission. Cinq patients sont décédés en postopératoire (62,5%), dans la majorité des cas de défaillance multiviscérale.

Dans la série d’Uchida, la mortalité des patients en ischémie de membre inférieur était de 18%. La reperfusion précoce par shunt externe leur permettait de ne pas avoir de rhabdomyolyse postopératoire [3].

Le plus souvent l’ischémie de membre inférieur est due à une obstruction dynamique et est levée par la reperfusion du vrai chenal. Cependant une reperfusion précoce pourrait éviter une rhabdomyolyse prolongée pouvant conduire à une défaillance rénale et multiviscérale. L’association à la malperfusion d’un autre organe est fréquente et doit être recherchée.

 

4.3. Malperfusion médullaire

Deux patients ont présenté une malperfusion médullaire avec paraplégie. Ces deux patients ont survécu avec une récupération complète pour l’un d’entre eux.

Le traitement est le plus souvent chirurgical. L’équipe de Sandhu [12] reporte une belle série de 482  DAAA avec 23 ischémies médullaires (4,8%). La récupération a été complète pour 61% des patients et incomplète pour 17%. La présence d’une ischémie médullaire n’était pas un facteur de risque de mortalité. Cependant les patients qui ne récupéraient pas avaient une mortalité plus élevée que ceux qui récupéraient (33% vs 5,9%).

 

4.4. Malperfusion mésentérique

Nous n’avons noté qu’un patient avec malperfusion digestive dans notre série. Le diagnostic n’est pas toujours fait au moment de la prise en charge, car le scanner ne va pas toujours jusqu’à l’abdomen, la biologie est souvent non disponible et la symptomatologie parfois incomplète.

Pour le patient identifié comme tel, il a présenté des douleurs abdominales, et le diagnostic a été posé grâce au scanner thoracoabdominal. Une ischémie de membre était associée. Il a été transféré en choc (sous noradrénaline) avec une acidose métabolique (lactates à 9,8). Un épanchement péricardique était présent, justifiant la prise en charge chirurgicale urgente et la canulation sous-clavière première. À l’ouverture du péricarde, l’aorte était rompue. Les suites ont été rapidement défavorables avec une défaillance multiviscérale, un choc hémorragique conduisant au décès du patient à J1. Cette histoire caricaturale, par sa gravité, nous montre l’impasse thérapeutique que représente ce genre de patients. En effet, un traitement différé était impossible du fait de la tamponnade. Une fois la défaillance multiviscérale installée, les mesures de réanimation sont souvent inefficaces.

Plus récemment, un autre patient a été pris en charge dans notre centre, le scanner concernait seulement l’étage thoracique et il n’y avait pas d’argument clinique pour une malperfusion digestive. Nous avons procédé à la chirurgie aortique en urgence. Dans les suites, une acidose s’est installée conduisant à réaliser un scanner thoracoabdominal et à découvrir une obstruction de l’artère mésentérique supérieure. La revascularisation par stenting de celle-ci n’a pas suffi à corriger le choc, conduisant rapidement au décès.

Dans le registre international, la malperfusion digestive était associée à une surmortalité (63,2% vs 23,8% p<0,001). Ce pronostic péjoratif est en partie dû au fait qu’à la malperfusion mésentérique s’associait plus fréquemment un déficit neurologique, une insuffisance rénale ou une ischémie de membre [6]. Les patients présentant une DAAA avec ischémie mésentérique bénéficiaient d’un traitement médical plus fréquemment que les autres (30,9% vs 11,6% ; p<,001). Le traitement endovasculaire était aussi utilisé plus souvent dans ce cas (16,2% vs 0,5% ; p<0,001). La mortalité de ces patients dépendait du traitement : 95,2% (20/21) pour le traitement médical, 72,7% (8/11) pour le traitement endovasculaire et 63,2% (15/36) pour le traitement chirurgical/hybride. La prise en charge chirurgicale de ces patients était un facteur protecteur (OR 0,1 ; 95% CI, 0,028-0,539 ; p<0,005). Il existe cependant probablement un biais de sélection des patients jugés éligibles à la chirurgie.

Les modalités de prise en charge ont été débattues précédemment. La chirurgie reste le traitement de référence et le seul qui puisse sauver ces patients extrêmement graves. La place et le timing de la fenestration restent à définir et dépendent des habitudes de chaque équipe. L’ischémie mésentérique doit être évoquée en postopératoire pour tout patient dont les lactates ne baissent pas après une réparation d’une dissection aortique et sa prise en charge doit être multidisciplinaire.

 

4.5. Malperfusion myocardique

Comme pour la malperfusion mésentérique, la malperfusion coronarienne est probablement sous-estimée. Nous n’en avons retrouvé qu’une seule dans notre série.

La prise en charge de la malperfusion coronarienne ne fait pas autant débat que pour les autres malperfusions. Seules quelques petites séries proposent un traitement percutané des lésions coronariennes avant la chirurgie de l’aorte ascendante [13]. Ce type de prise en charge permettrait une revascularisation plus précoce mais avec le risque de rupture de l’aorte ascendante. Elle aurait peut-être une place dans une salle hybride où la procédure percutanée se ferait pendant les abords pour la canulation. Le diagnostic de DAAA peut aussi se faire sur la table de coronarographie, comme c’est le cas de la moitié des malades revascularisés précocement de la série des mêmes auteurs [13]. Il n’y a alors pas de perte de temps à stenter la coronaire incriminée.

Dans la majorité des cas, la revascularisation se fait par pontage aortocoronarien lors de la réparation aortique. Lorsque seul l’ostium est disséqué une réparation peut être réalisée.

 

5. Conclusion

La malperfusion est un facteur de risque de mortalité dans les DAAA. Dans notre série, la mortalité est de 57% chez les patients souffrant d’une malperfusion contre 21% chez les patients sans malperfusion (p=0,003). Plusieurs organes sont souvent touchés et le diagnostic peut être difficile, notamment pour l’ischémie digestive, myocardique et rénale. La prise en charge optimale dépend de l’organe touché.

Lorsque la malperfusion est cérébrale, la chirurgie est urgente et le temps d’ischémie est un facteur important pour la récupération.

Dans les malperfusions viscérales, la reperfusion est urgente et peut se faire soit au cours d’une chirurgie conventionnelle (le rétablissement du flux dans le vrai chenal peut alors suffire), soit par voie endovasculaire (par fenestration associée ou non à un stenting des artères incriminées). Le timing fait débat, l’aorte peut être réparée en premier lieu ou dans un deuxième temps, lorsque la revascularisation a été privilégiée. Dans ce dernier cas, la récupération fonctionnelle des organes est attendue.

Dans tous les cas, il ne faut pas hésiter à répéter l’imagerie en postopératoire si une acidose s’installe afin de diagnostiquer une ischémie. Il faut alors reperfuser les organes et ce le plus précocement possible.

Dans tous les cas, la prise en charge de ces patients est un travail d’équipe impliquant des chirurgiens (cardiaques et vasculaires), des anesthésistes-réanimateurs, des radiologues, et en amont des urgentistes et des cardiologues. Les décisions thérapeutiques doivent être prises au cas par cas en fonction de l’expérience de chaque équipe.

Une base française pour ces malades pourrait être développée à partir d’Epicardweb.

 

Références

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Conflit d’intérêt : aucun. / Conflict of interest statement: none declared. 

Cet article est issu d’un mémoire de DESC. 

Date de soumission : 13/09/2018. Acceptation : 21/11/2018.